Aux origines du communisme français

sylvain roussillon aux origines du communismes français

Dans le Manifeste, Karl Marx écrivait en 1848 : « un spectre hante l’Europe, celui du communisme ». On pourrait parfaitement reprendre cette phrase en l’adaptant à la France du XXème siècle. Mais, lorsque le Parti Communiste Français est évoqué, ce sont toujours les mêmes figures qui reviennent dans la mémoire collective : Marcel Cachin, Maurice Thorez, Jacques Duclos et Georges Marchais. Ils incarnent tous, peu ou prou, un communisme opportuniste et vassalisé. Ce communisme-là, issu du Congrès de Tours qui, en décembre 1920, a vu une majorité des adhérents de la SFIO basculer dans le camp de la IIIème Internationale, aurait cependant pu avoir une destinée toute différente.

Le déclenchement de la Première Guerre mondiale, en 1914, signe l’arrêt de mort de la Deuxième Internationale, dite aussi Internationale socialiste. Pourtant, lors de son 9ème Congrès, réuni en 1912 à Bâle, en Suisse, l’organisation socialiste avait « averti les classes dirigeantes de tous les pays de ne pas accroître encore, par des actions de guerre, la misère infligée aux masses par le mode de production capitaliste ». Et de jeter cette menace à la face des dirigeants mondiaux : « Que les Gouvernements sachent bien que dans l’état actuel de l’Europe et dans la disposition d’esprit de la classe ouvrière, ils ne pourraient, sans péril pour eux-mêmes, déchaîner la guerre ».

Pourtant, sitôt lancé l’engrenage mortifère de 1914, l’ensemble des partis de la sociale-démocratie, Français et Allemands en tête, s’empresse de se rallier aux politiques d’union nationale. Seuls trois partis sociaux-démocrates, dans les pays belligérants, refusent cette logique : les Serbes, les Bulgares et, du côté russe, les deux factions, formellement séparées en 1912, du Parti Ouvrier Social-Démocrate de Russie (RSDRP – Rossiyskaya Sotsial-Demokraticheskaya Rabochaya Partiya), les Bolcheviks et les Mencheviks.

Du pacifisme à la révolution

Cependant, même si la majorité des socialistes européens adhère aux unions nationales, des minorités, parfois significatives, s’accrochent encore aux principes de la Seconde Internationale et demeurent attachés à l’internationalisme. Fort de ce constat, le Suisse Robert Grimm, député socialiste et pacifiste convaincu, décide de convoquer une conférence internationale à Zimmerwald, dans le canton de Berne, du 5 au 8 septembre 1915. Issus de douze nations, 38 délégués répondent à cet appel. Parmi eux, huit Russes, dont Lénine et Trotsky, ainsi que deux Français, Alphonse Merrheim et Albert Bourderon, militants syndicaux et politiques proches du socialisme révolutionnaire. Pour la petite histoire, Lénine dispose alors de deux mandats, d’une part celui de la faction bolchevique, et d’autre part du Parti Socialiste suisse. L’ambiance générale de cette conférence est assez fraternelle, et les délégués se séparent en adoptant une position commune s’accordant à réclamer une « paix blanche », sans indemnité, ni annexion. Pourtant, malgré la décontraction affichée, des divergences idéologiques apparaissent et une « Gauche de Zimmerwald » se construit autour de Lénine et de ses partisans. Cette tendance s’affirmera lors des « Zimmerwald » qui suivront – le terme devient générique – à Kienthal, toujours en Suisse, en avril 1916 (44 participants, représentant 9 nations), puis en Suède, à Stockholm, en septembre 1917 (37 participants, représentant 12 nations). Elle affirme en effet que le pacifisme n’est pas suffisant pour contrer une guerre qui est de nature impérialiste, et que seule une révolution peut s’y opposer, même si elle doit à son tour dégénérer en guerre révolutionnaire. La troisième conférence de Zimmerwald, à Stockholm, est par ailleurs très marquée par le contexte russe. Le pays est en effet en pleine effervescence révolutionnaire. Le tsarisme a été emporté par la Révolution de février 1917, et dans un mois, les bolcheviks déclencheront l’insurrection d’octobre, le fameux « Octobre rouge ». Ils ne sont plus un petit mouvement vivotant plus ou moins entre clandestinité et exil, mais une formation politique militarisée, contrôlant le soviet et la garnison de Petrograd, sur le point de s’emparer du pouvoir. Le choix stratégique d’opposer à une guerre jugée impérialiste, une guerre dite révolutionnaire, n’est plus alors une chimère d’intellectuels. Le mouvement zimmerwaldien a offert à Lénine l’occasion de tisser des réseaux, certes fragiles et encore confus, avec quelques-uns des plus actifs militants de la gauche internationaliste européenne. Zimmerwald et ses suites jettent donc les bases de la future IIIème Internationale et des partis communistes à venir.

Du côté français, la « Gauche de Zimmerwald », certes très marginale, y compris au sein même de la gauche, se dote cependant de structures lui permettant de s’organiser. C’est ainsi que nait le 21 novembre 1915 le Comité d’Action Internationaliste (CAI) qui devient, dès janvier 1916, le Comité pour la Reprise des Relations Internationales (CRRI). Ce mouvement modeste et discret ne rassemble guère plus de 150 membres, mais pour la plupart cadres révolutionnaires confirmés. Il se divise en deux branches : l’une politique, et l’autre syndicale. Cette dernière devient indépendante du CRRI, tout en conservant les mêmes bases zimmerwaldiennes, sous le nom de Comité de Défense Syndicaliste (CDS), en avril 1916. En outre, le CRRI édite un petit périodique, intitulé le Bulletin de Zimmerwald, destiné à diffuser les idées pacifistes au sein du mouvement ouvrier français. Ce Bulletin n’est d’ailleurs pas le seul vecteur de propagande écrite des Français se réclamant de la « Gauche de Zimmerwald ». En effet, un certain Henri Guilbaux (1885-1938) lance, le 15 janvier 1916, en Suisse, un journal intitulé Demain, qui s’affirme, dès le troisième numéro, comme l’organe francophone de la Gauche de Zimmerwald. C’est d’ailleurs au titre de rédacteur en chef de Demain que Guilbeaux participe à la Conférence de Kienthal.

Journaliste, il a d’abord écrit dans des journaux socialistes révolutionnaires et syndicalistes-révolutionnaire comme La Guerre Sociale ou La Bataille Syndicaliste, tout en étant rédacteur en chef de L’Assiette au Beurre, célèbre journal satirique anarchisant, paraissant de 1901 à 1912. Il participe ensuite au Libertaire et fréquente la Fédération Communiste Anarchiste (FCA). Après une courte mobilisation, Guilbeaux est réformé et s’installe en Suisse où Romain Rolland lui trouve un petit emploi.

La filiation entre la Gauche de Zimmerwald et le communisme français est directe et indiscutable, puisque le 8 mai 1919, le Comité pour la Reprise des Relations Internationales (CRRI), se transforme, sous l’impulsion de son secrétaire, Fernand Loriot, en Comité de la IIIème Internationale, instance qui prépare la scission communiste du Congrès de Tours en 1920. Sur le plan syndical, les choses évoluent de manière similaire avec la métamorphose en septembre 1919, par le même Loriot, du Comité de Défense Syndicaliste (CDS) en Comités Syndicalistes Révolutionnaires (CSR) destinés à fédérer les tenants de l’Internationale Communiste au sein de la CGT.

L’impasse des anarchistes « soviétistes »

Quelques militants et sympathisants du CRRI et du CDS sont cependant pressés de fonder le premier acte de cette nouvelle ère révolutionnaire qui s’annonce, sans s’encombrer des manœuvres d’appareil au sein de la SFIO ou de la CGT. En un certain sens, leur volonté de créer un parti communiste, ici et maintenant, sans se préoccuper ni des contingences internationales et parlementaires, ni des ego et des moyens, est une démarche bien plus révolutionnaire que celle initiée par les promoteurs du Congrès de Tours, ou en tous les cas, bien plus spontanéiste. C’est ainsi que 15 février 1919, un nouvel hebdomadaire, L’Internationale, voit le jour avec l’ambition de devenir le trait d’union entre les militants d’extrême-gauche de la CGT, de la SFIO et ceux des groupes anarchistes. Son fondateur, Raymond Péricat, est un ouvrier maçon né en 1873. Militant syndical, il est secrétaire de la Fédération du Bâtiment de la CGT de 1908 à 1912 puis membre du Comité Confédéral National (CCN) de la CGT. Le 31 juillet 1914, il est le seul membre du CCN à réclamer l’application des décisions du Congrès d’Amiens, c’est-à-dire l’insurrection contre la guerre. Logiquement, Péricat est membre du CRRI et du CDS. Son journal, L’Internationale, dispose d’un tirage modeste, entre 10 et 15 000 exemplaires, pour un nombre de numéros vendus encore plus faible (7 500 exemplaires environ). Sa rédaction est composée de syndicalistes, de socialistes et d’anarchistes, ces derniers marquant assez rapidement la publication de leur empreinte faite de débats éthiques et de textes littéraires.

Le numéro du 5 avril 1919 se rallie sans équivoque à l’Internationale Communiste : « De Paris et de province, des camarades m’écrivent et m’engagent instamment à mener une campagne dans L’Internationale pour la création d’un parti – ralliant les éléments de gauche du socialisme, du syndicalisme et de l’anarchie –, qui adhéreraient à la III Internationale. Après l’appel des communistes de Russie, l’adhésion du Parti Socialiste Italien à la IIIème Internationale, nous répondons présent… Créons en France le Parti Communiste ». Le passage de Raymond Péricat au sein du Comité de la IIIème Internationale est de courte durée. Il est en effet convaincu que cette structure perd trop de temps à mettre en place un parti capable de contribuer à la révolution mondiale qu’il pense être imminente. Les faits immédiats semblent d’ailleurs lui donner raison avec une Allemagne plongée dans les soubresauts révolutionnaires et qui voit même la création d’une éphémère République des Conseils de Bavière (7 avril – 3 mai 1919), ou encore la proclamation de la République des Conseils de Hongrie (21 mars – 6 août 1919). C’est ainsi que, sous l’impulsion de Péricat, le CDS planche sur un manifeste et des statuts. Ils sont adoptés le 30 mai 1919 et marquent la création officielle d’un Parti Communiste « rattaché à la IIIème internationale de Moscou ». Le manifeste du nouveau parti est publié dans le numéro 16 (7 juin 1919) de L’Internationale.

Il est intéressant de regarder l’engagement politique initial des membres de la réunion du CDS qui créent ce premier Parti Communiste. Ils sont au total 76 dont 33 anarchistes, 18 syndicalistes-révolutionnaires, 17 socialistes et 5 dont l’appartenance n’est pas connue. La forte présence des anarchistes et, dans une certaine mesure, des syndicalistes-révolutionnaires pèsera lourd sur les orientations de cette brève organisation partisane. D’emblée, ce Parti Communiste se situe en effet à la croisée des chemins de plusieurs traditions d’extrême-gauche dont le dénominateur commun n’est d’ailleurs pas forcément le marxisme.
L’attirance pour la IIIème Internationale de ces militants peut en effet surprendre. Une large fraction d’entre eux n’est en effet pas marxiste, rejette l’Etat – et donc le « socialisme d’Etat » – quand elle ne condamne pas purement et simplement la notion même de « dictature du prolétariat » au nom de la condamnation de toutes les dictatures. Cependant, il ne faut pas perdre de vue, d’une part la fascination qu’exercent sur une large partie de la gauche mondiale les journées d’Octobre 1917 et, d’autre part, le fait que le régime bolchevique apparaît encore, en 1919, comme nimbé d’une aura sur laquelle chacun projette ses propres attentes révolutionnaires. Pour bon nombre de ces militants, qualifiés parfois de « soviétistes », le nouvel état créé par Lénine repose sur les soviets dans lesquels ils discernent la mise en œuvre du projet fédéraliste de Proudhon ou de Bakounine. Ils ne perçoivent pas, à l’époque, que le régime dit soviétique repose en réalité essentiellement sur un parti, le Parti Communiste Russe (bolchevik), et que les soviets ne sont plus que des fictions prolétariennes, vidées de leur substance, au service d’un projet totalitaire.

Pourtant, bon an mal an, ce premier Parti Communiste se structure. La fonction de Secrétaire est confiée à un socialiste, Jacques Sigrand. Né en 1878, ce cheminot est membre de la SFIO et milite à la CGT. Il adhère pendant la guerre au Comité de Défense Syndicaliste (CDS). C’est à ce titre qu’il participe à la fondation du Parti Communiste initié par Raymond Péricat.

Sigrand donne au parti une impulsion autoritaire que la base, plutôt anarchiste, accepte mal. Cela n’empêche pas le groupe de connaître un relatif succès avec la constitution de près de 32 « soviets » (terme qui a été préféré à celui de « section »), dont 6 à Paris dans les IVème, VIème, XIème, XVème, XVIIème et XVIIIème arrondissements. Il est aussi très présent en banlieue avec des soviets à Courbevoie, Argenteuil, Noisy-le-Sec, Alfortville, Boulogne, Clamart, Courbevoie, Nanterre, Clichy, Rueil, Neuilly. En province, des soviets sont signalés à Marseille, La Ciotat, Dunkerque, Rouen.

Ses effectifs sont difficiles à estimer, peut-être aux alentours de 3 500 membres à la fin de l’automne 1919, ce qui est peu, sans être insignifiant pour une organisation qui manque de moyens et de relais.

Pour autant, ce parti connait son heure de gloire lorsque Lénine, visiblement assez mal renseigné, déclare, dans son intervention intitulée « Salut aux communistes italiens, français et allemands », le 10 octobre 1919 : « A propos de la France, nous savons seulement que rien qu’à Paris, il existe déjà deux journaux communistes : L’Internationale, sous la direction de Raymond Péricat, et Le Titre interdit, sous la direction de Georges Anquetil. Une série d’organisations prolétariennes ont déjà adhéré à la III° Internationale. Les sympathies des masses ouvrières sont incontestablement du côté du communisme et du pouvoir des Soviets ». Mais le mouvement est miné par des querelles internes. Péricat, propriétaire de L’Internationale en son nom propre, voudrait bien le revendre au parti, avec les dettes qui y sont liées, ce que Sigrand refuse. Ce dernier est par ailleurs confronté à une forte opposition de la part de sa base anarchisante et libertaire, surtout depuis qu’il propose de créer dans chaque soviet du parti un « tribunal formé généralement de trois membres pour enquêter et empêcher les fuites, dépister et signaler les policiers, etc ». Le 11 novembre 1919, lors d’une séance houleuse, le « soviet régional du département de la Seine », largement dominé par les anarchistes, pousse Jacques Sigrand à la démission de ses fonctions de Secrétaire. Le parti explose lors que son premier congrès, du 25 au 28 décembre 1919 (presque un an, jour pour jour, avant le Congrès de Tours). Les anarchistes « soviétistes » créent une Fédération Communiste des Soviets (FCS), qui réaffirme son adhésion à la IIIème Internationale, adhésion que cette dernière ne reconnaitra d’ailleurs jamais : « Le Congrès Communiste de Paris des 25-28 décembre 1919 a adhéré officiellement à l’Internationale Communiste de Moscou. Il a voté la nomination immédiate d’un délégué au Comité Exécutif permanent de Moscou. Il s’est placé sous la présidence d’honneur de Lénine et de Trotsky. Au moment où les vieux partis socialistes hésitent, se disputent et font scission sur cette question, il a pris nettement et publiquement position. Par cette décision, il a voulu protester contre la trahison des partis socialistes. Il s’est solidarisé avec les héroïques Bolcheviks qui se défendent contre les armées et le blocus capitalistes. Il a reconnu et proclamé que seul le bloc du Prolétariat mondial pouvait abattre le bloc du Capitalisme universel ».

Cette nouvelle Fédération Communiste des Soviets (FCS) désigne alors deux Secrétaires pour coordonner ses activités, Marius Hanot et Alexandre Lebourg, et se dote d’un journal, Le Soviet, « organe de la Fédération Communiste des Soviets pour la propagande de l’idée soviétique », publié à 7000 exemplaires, pour un nombre d’adhérents tombé à un millier environ et répartis entre une cinquantaine de soviets.

Ecarté des instances de direction, Sigrand rallie la minorité socialiste, plus une poignée d’anarchistes convertis aux nécessités d’appareil. Le 6 février 1920, soutenu par les soviets d’Argenteuil et de Charenton, il annonce le maintien du Parti Communiste, « Section de l’internationale de Moscou » et de son journal, Le Communiste. Le parti, réorganisé « à l’ancienne », repose désormais sur des sections dirigées par un Comité central. Ce mouvement embryonnaire ne compte que 300 adhérents. Le Secrétariat est assuré par Alexandre Lucas (1892-1965), un ouvrier cordonnier « soviétiste », né en 1892, qui évoluera ensuite vers les milieux syndicalistes-révolutionnaires et militera au sein de la CGT-SR. Le poste de trésorier est assumé par Dominique Lagru (1873-1960), un ouvrier mineur, Conseiller municipal socialiste de Saint-Vallier (Saône-et-Loire) en 1900, puis militant syndical.
Assez curieusement, la rupture n’est pas totale entre les deux mouvements qui créent, le 22 avril 1920, un Comité d’Action Révolutionnaire (CAR), destiné à coordonner les deux tendances, socialiste et anarchiste, de ce proto-communisme français, les socialistes-révolutionnaires se répartissant assez également entre les deux autres camps. Le mois de mai 1920 va cependant leur être fatal. En effet, le 9 mai 1920, à Troyes, devant 200 auditeurs, Marius Hanot se déclare « partisan dans la situation française, d’une grève générale accompagnée de sabotage, ouvrant la voie à l’insurrection libératrice que ferait triompher une Armée rouge ». Une procédure judiciaire est immédiatement lancée par les pouvoirs publics pour complot contre la sûreté de l’Etat. Les deux organisations sont confondues dans la répression, et une douzaine de leurs dirigeants est arrêtée, paralysant toute action. Lorsque tous les inculpés seront acquittés et libérés le 28 février 1921, le Congrès de Tours sera passé par là avec la création d’un Parti Communiste de masse, reconnu par la IIIème Internationale. Il ne leur restera plus qu’à se dissoudre et à se soumettre.

Les Français de Russie

Le panorama de cette histoire serait incomplet sans l’évocation du Groupe Communiste Français de Russie. En avril 1917, le Ministre français de l’Armement et des Fabrications de Guerre, Albert Thomas, est envoyé en Russie afin de négocier, avec le nouveau gouvernement provisoire qui a succédé à la Monarchie, la poursuite de l’effort de guerre russe. Durant l’été 1917, Albert Thomas décide d’envoyer Jacques sadoul, son collaborateur parlementaire et ami, par ailleurs capitaine de réserve mobilisé, comme observateur politique au sein de la Mission militaire française en Russie.

Jacques Sadoul (1881-1956) est un avocat, issu d’une famille relativement aisée mais ancrée à gauche. Il rejoint les milieux socialistes en 1903 et participe au mouvement des Universités populaires. Il assiste au Congrès extraordinaire de l’Internationale socialiste à Bâle (1912) et échoue de très peu aux élections législatives dans la Vienne en 1914. Capitaine de réserve, il est mobilisé au début de la guerre, mais, inapte au combat, il est nommé auprès du Conseil de guerre de Troyes. Albert Thomas, dont il est un ami, fait appel à lui pour le seconder au sein de son cabinet, lorsqu’il intègre le gouvernement en 1915.

Arrivé à Petrograd le 1er octobre 1917 (14 octobre de l’ancien calendrier), Sadoul assiste le 7 novembre (25 octobre) aux premières heures de la révolution et de la prise du pouvoir par les Bolcheviks. Présent à l’Institut Smolny, siège du soviet de Petrograd, Sadoul fait la connaissance de Lénine, de Trotsky et des principaux chefs révolutionnaires. Bien que peu favorable, a priori, à la cause des Bolcheviks, lui qui vient du socialisme réformiste, Sadoul est de plus en plus fasciné par cette révolution qui se met en place sous ses yeux.

En fait, dès le mois d’avril 1918, les Bolcheviks, bien décidés à étoffer leurs rangs, notamment en soldats, sous-officiers et officiers, se sont lancés dans la mise en place de structures, bolcheviques ou bolchevisantes, à destination des étrangers vivant sur le sol russe. Les Bolcheviks y voient aussi bien évidemment l’occasion de propager la révolution à travers le monde en gagnant à leur cause un certain nombre de ces déracinés, notamment parmi les 2,5 millions de prisonniers de guerre. Dès décembre 1917, un Comité des Prisonniers Internationalistes de la Région de Moscou voit le jour. Cette initiative est suivie au début de l’année 1918 par la mise en place d’une kyrielle d’organisations sociale-démocrates allemandes, hongroises, roumaines, tchèques, serbes, bulgares, polonaises, qui se dotent d’autant de journaux révolutionnaires. Au mot d’ordre initiale de la « paix immédiate » s’est désormais substitué celui de la « révolution mondiale ».

Le 14 mars 1918, une trentaine de délégués de ces comités, groupes et conseils se réunissent à Moscou avec le projet de constituer, à l’initiative des Hongrois, un « Parti Communiste International ». L’idée finalement retenue est de constituer des groupes communistes étrangers affiliés au Parti Communiste de Russie (bolchevik) (RKP(b) – Rossiiskaïa Kommounistitcheskaïa Partiia (bol’chevikov).

Le projet s’affine les 17 et 18 avril avec la naissance d’une Fédération des Groupes Communistes Etrangers (FGCE), présidée par le Hongrois Béla Kun, sous le contrôle direct de Lénine.

Les objectifs assignés à ces groupes communistes étrangers sont triples. En premier lieu, la propagande : la FGCE dispose de gros moyens financiers et elle édite de nombreux journaux et bulletins dans plusieurs langues, destinés aux résidents étrangers en Russie, et on a vu qu’ils étaient nombreux, mais aussi au troupes Alliées lors de leurs interventions contre les Bolcheviks durant la Guerre civile. En second lieu, le soutien militaire à la révolution : la FGCE encourage la formation de bataillons et régiments internationalistes rattachés à l’Armée rouge. Près de 50 000 étrangers servent dans les rangs des Bolcheviks à la fin de l’année 1918. Enfin, en l’absence de partis communistes vraiment constitués, cette FGCE joue un rôle de vitrine, parfois un peu factice, du communisme international tout en servant de pépinière de cadres à certains futurs partis dans le monde.

C’est dans ce contexte que nait le Groupe Communiste Français de Russie, en août 1918, le 30 ou le 31, la date précise est incertaine. Jacques Sadoul est un des fondateurs du groupe dont il fait figure de responsable. Numériquement fort modeste avec probablement guère plus d’une trentaine de membres, mais certainement moins de cinquante, le groupe déploie cependant une grande activité. Si le noyau opérationnel est constitué de déserteurs de la Mission militaire française, qui se feront remarquer en défilant en uniforme français sur la Place Rouge, le 7 novembre 1918, à l’occasion du premier anniversaire de la Révolution d’Octobre, le groupe compte aussi quelques journalistes et des Français travaillant en Russie. On compte même des femmes, dont Inès Armand, ancienne maîtresse de Lénine. Cette ex-enseignante dans l’école bolchevique de Longjumeau, fondatrice, en 1913, du premier journal communiste féminin L’Ouvrière (Rabotnitsa), est la seule française à être inhumée dans la Nécropole du mur du Kremlin.

Dès sa formation, le Groupe Communiste Français s’installe dans la villa que Sadoul loue à Moscou, au fond d’un petit parc. Il y publie un journal, à près de 10 000 exemplaires, l’hebdomadaire IIIème Internationale, que la pénurie de papier contraint à paraître sur une simple page recto-verso, tantôt blanche, tantôt jaune, orangée, brunâtre ou grise, en fonction des stocks sur lesquels Niourine, le correspondant russe du groupe, parvient à mettre la main. En outre, le groupe édite aussi, en fonction de ses missions, d’autres journaux, comme Le Communiste à Odessa, ou Le Drapeau Rouge, à Kiev, et Commune à Petrograd. Soulignons qu’en septembre 1919, le groupe tente de relancer la publication de Demain, le journal de la Gauche zimmerwaldienne lancé en Suisse par Guilbeaux, en janvier 1916.

A travers deux de ses membres, Jeanne Labourbe, ancienne gouvernante lectrice de français, et le jeune Henri Barberet, né en 1901, le groupe offre au communisme français ses deux premiers martyrs. La première, en mission dans le sud de l’Ukraine, est arrêtée et fusillée par les Blancs le 2 mars 1919, et le second, ayant rejoint les unités de l’Armée rouge, est tué le 3 août 1919 dans les combats autour d’Odessa. Tout cela plus d’un an avant la création du PCF.

Il faudrait aussi citer Robert Deymes, sergent dans la Mission militaire française, mécanicien dans le civil, et l’ingénieur Edmond Rozier, ancien directeur technique chez Renault. De mémoire, ils reconstituent les plans des premiers chars d’assaut, permettant ainsi à l’Armée rouge de construire ses propres blindés.

Par la qualité de sa presse, de ses membres, et de son travail de propagande, notamment vis-à-vis des troupes françaises de l’Intervention, le Groupe Communiste Français jouit, dans les milieux soviétiques, d’une réputation à laquelle aucune autre section de la Fédération des Groupes Communistes Etrangers (FGCE) ne peut prétendre.

La direction du RKP(b) pense que ce groupe peut constituer l’embryon d’un parti communiste français, ou au moins apporter sa part de légitimité à la Conférence Communiste Internationale qui est convoquée à Moscou du 2 au 6 mars 1919. Il y a deux délégués français. Jacques Sadoul, pour le Groupe Communiste Français, et son rival, Henri Guilbeaux, pour la Gauche zimmerwaldienne française. Mais, tandis que Sadoul n’a qu’une voix consultative, Guilbeaux bénéficie, lui, d’un mandat délibératif, ce qui attise la rivalité entre les deux hommes.

Pourtant, les querelles et les jalousies qui minent le petit Groupe Communiste Français ne sont rien au regard de ce qui vient de se décider, lors de ce congrès, à l’unanimité moins une abstention (celle du représentant allemand, Hugo Eberlein), en l’occurence la création de la IIIème Internationale ou Internationale Communiste (Komintern).

Contrairement à la Deuxième Internationale, née en 1889 de la volonté de partis ouvriers et socialistes existants, actifs et pour beaucoup déjà bien implantés dans le prolétariat de leur pays, le Komintern est une internationale qui doit générer les partis amenés à la constituer.

Les leçons d’une construction révolutionnaire

De ces différentes histoires, reliées entre elles par un dénominateur commun, celui du postulat de la « Gauche de Zimmerwald » consistant à transformer le pacifisme en un outil de la guerre révolutionnaire, il y a plusieurs leçons à tirer.
Retenons, d’abord, qu’il est toujours compliqué d’avoir raison avant son parti. Jacques Doriot en fera l’amère expérience, mais avant lui, la quasi-totalité des personnes citées dans cet article, qui se verront soit exclues, soit marginalisées, par le PCF. Il est remarquable que les deux seuls Français présents lors de la fondation de Komintern n’aient laissé aucune trace dans la mémoire communiste. Il est vrai que Guilbeaux, à partir de 1933, sans pour autant se départir de son admiration pour Lénine, s’est rapproché du fascisme, en publiant un recueil de textes intitulé Marche sur Rome – L’État fasciste – Corporatisme – Expansion mondiale du fascisme. En revanche, Sadoul, resté, jusqu’à sa mort en 1956, un fidèle de Moscou, se verra toujours maintenu dans une position subalterne par la direction du parti.

Ensuite, notons que les grands bouleversements historiques sont bien le fait des minorités actives et décidées. La poignée de congressistes de Zimmerwald en 1915, les quelques dizaines de membres du Comité pour la Reprise des Relations Internationales (CRRI) et du Groupe Communiste Français de Russie en sont la vivante illustration.

Enfin, constatons que le spontanéisme révolutionnaire ne saurait se soustraire à la nécessité de la structuration, et de la formation. Tous les protagonistes de cette aventure furent des gens conscients d’une triple nécessité : se former, s’organiser, agir.
On ne peut, par ailleurs, s’empêcher d’imaginer, en pensant aux tentatives de Péricat, Hanot et Lebourg, à ce qu’aurait pu être un parti communiste français issu, non pas de la vulgate matérialiste de l’internationalisme marxiste, mais au contraire, enraciné dans le terreau spirituel du vieux socialisme français, proudhonien, fédéraliste, syndicaliste. Mais les uchronies sont souvent décevantes.

Sylvain Roussillon

Article paru dans le n° 98 de Rébellion

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