Dans un article précédent (R&A n°76 Hiver 2022 « Quand féminisme rimait avec fascisme »), nous avons évoqué le cas de certaines féministes anglaises. Ces anciennes activistes suffragettes voyaient, dans le mouvement d’Oswald Mosley, tout le parti qu’elles pouvaient tirer d’un fascisme qui fut aussi, à sa manière, un courant d’émancipation dans une société britannique marquée par la sclérose du conservatisme.
Si le national-socialisme allemand, avec sa vision de la place de la femme dans la société, n’apparaît pas comme très émancipateur, il n’en demeure pas moins que nombre de femmes ont su, pendant cette période, accéder l’indépendance professionnelle et parfois à la notoriété.
Si les noms de la cinéaste Leni Riefenstahl, de l’aviatrice Hanna Reitsch (qui pilote le dernier avion qui décolle de Berlin dans la nuit du 28 au 29 avril 1945), de l’architecte Gerdy Troost (qui réaménage la Königsplatz de Munich) et de la féministe et physicienne nucléaire Klara Döpel sont assez connus, c’est beaucoup moins le cas de Beate Uhse.
Une jeunesse allemande
Beate Köstlin, de son nom de jeune fille, est née en 1919 à Wargenau en Prusse-Orientale (aujourd’hui Malinowka, dans l’oblast russe de Kaliningrad, illustration supplémentaire des bouleversements territoriaux qui ont frappé l’Europe orientale). Son père est un agriculteur aisé, et sa mère l’une des cinq femmes médecins que compte l’Allemagne à l’époque.
Dès l’âge de 8 ans, fascinée par l’histoire d’Icare que lui a racontée son frère, elle se confectionne des ailes avec des plumes de poules et s’élance du toit de la ferme. Elle en sera quitte pour de nombreuses contusions et quelques entorses !
En 1932, elle est scolarisée dans une école à la pédagogie alternative, la Schule am Meer (« École au bord de la mer »), située sur l’île de Juist en Frise-Orientale. Son fondateur, Martin Luserke, est un personnage difficilement classable. Enseignant avant le Première Guerre mondiale dans une « communauté scolaire libre », liée aux idéaux libertaires, il est proche des milieux révolutionnaires au moment des troubles de 1918-1919 (notamment du marxiste conseilliste Karl Korsch), puis s’en éloigne en proposant un « Socialisme pratique » (Praktischer Sozialismus) mettant en avant la nécessité, dans une société post-révolutionnaire, de dépasser les classes sociales par le travail intellectuel et d’instaurer une méritocratie élitiste, fondée sur la réussite aux examens. En 1925, très influencé par le mouvement Wandervogel né à la fin du XIXème siècle, il fonde sa Schule am Meer. Il reprend d’ailleurs un certain nombre de caractéristiques du mouvement étudiant, avec un enseignement fondé sur la pratique sportive, le chant et la musique, auxquels il ajoute le théâtre. Tout en se tenant très à l’écart du national-socialisme naissant, Martin Luserke professe des opinions de plus en plus marquées par l’idéologie et l’imaginaire völkish. Une bonne partie des références de l’école repose alors sur un idéal germano-viking et des mythes nordiques. Il accepte de scolariser des éleves juifs dans son école, mais ne s’oppose pas à la création, au sein même de l’établisssement, et ce bien avant la prise du pouvoir par les Nazis, d’une section des Jeunesses hitlériennes qui regroupe près de 20% de ses 150 étudiants.
L’école est fermée en 1934, Martin Luserke ayant refusé l’intégration de son école au sein du dispositif éducatif du nouveau régime, ce qui ne l’empêchera pas de recevoir l’année suivant un prix littéraire remis en mains propres par Goebbels pour son roman d’aventures Hasko.
Dès 1934, il intervient pour faire admettre la jeune Beate Köstlin dans un autre établissement scolaire pratiquant d’une pédagogie alternative, mais intégré dans le nouveau système scolaire, l’Odenwaldschule.
Le rêve d’Icare réalisé
En 1937, revenant à sa passion de jeunesse, elle prend son premier cours de pilotage. Elle obtient son brevet le jour de son 18ème anniversaire et poursuit alors son apprentissage au sein de la société aéronautique Bücker Flugzeugbau, en tant que pilote d’essai sous la conduite de l’instructeur qui deviendra son mari en 1939, Hans-Jürgen Uhse. Celui-ci est le frère de Bodo Uhse, qui après avoir participé au putsch Kapp (à l’âge de 16 ans !), en 1920, a adhéré au Parti Nazi. Militant à l’aile gauche, il devient un des protégés des frères Strasser. Opposé à la ligne d’Hitler, jugée trop capitaliste conservatrice, il se rapproche de Bruno von Salomon, le frère aîné de l’auteur des Réprouvés, militant dans l’aile révolutionnaire du mouvement paysan. Les deux hommes rompent avec leurs organisations respectives en 1930 et rejoignent alors le Parti communiste allemand. C’est probablement en songeant à la trajectoire de son frère qu’Ernst von Salomon a écrit La Ville, en 1932.
Parallèlement à son travail pour Bücker Flugzeugbau, Beate Uhse travaille pour le cinéma, devenant la première femme pilote cascadeuse de l’histoire. Elle joue notamment dans les films de propagande D III 88 (Equipage de gloire) en 1939, ou Achtung! Feind hört mit ! (curieusement traduit sous le nom de Cruelle méprise) en 1940.
Dès 1942, elle est mobilisée comme pilote convoyeuse pour amener les appareils de l’usine à leur base opérationnelle sur le Front de l’Est. Sa dextérité lui permet d’échapper à plusieurs reprises à la chasse soviétique. Elle accède au grade de capitaine de la Luftwaffe en 1944, à 26 ans, année où son mari, pilote de chasse, trouve la mort dans une collision entre deux appareils.
En 1945, alors que l’étau se resserre sur la capitale du Reich, elle pilote le dernier avion qui parvient à s’envoler de l’aérodrome militaire de Berlin-Gatow, dans le quartier de Spandau. Le 25 avril, son petit Siebel Fh 104, avec à son bord son fils de deux ans, sa nounou, et quatre autres personnes, s’élance sur une piste grêlée par les bombardements, et à parvient à décoller sous les tirs de l’artillerie soviétique. Elle finit à se poser derrière les lignes britanniques. Elle apprendra plus tard que ses parents ont été massacrés par des soldats de l’Armée rouge durant leur conquête de la Prusse orientale.
Allemagne 45, le plus grand viol de l’Histoire
Veuve avec un enfant en bas âge, désormais sans emploi, Beate Uhse observe avec un certain recul sa patrie agonisante, enterrée sous les décombres de ses propres villes.
Cette « Allemagne année zéro » de 1945 est alors très féminisée. Sur 2 700 000 Berlinois, près de 2 millions sont des femmes. Entre les morts et les prisonniers de guerre, plus de 16 millions d’hommes manquent alors à l’appel. On estime par ailleurs que, durant cette période et dans les mois qui suivent, plus de deux millions de femmes allemandes sont victimes de viols répétés, et pas seulement dans les territoires conquis par les Soviétiques. Beaucoup de ces « femmes des ruines » (Trümmerfrauen), veuves ou épouses de prisonniers, sont alors contraintes à la prostitution pour survivre. D’autres essaient de trouver un « protecteur » parmi les troupes d’occupation. C’est notamment le cas de la narratrice anonyme d’Une femme à Berlin (Eine Frau in Berlin). On sait aujourd’hui qu’il s’agit de l’histoire vraie de Marta Hillers, qui, après plusieurs viols, accepte de devenir la « chasse gardée » d’un haut-gradé de l’Armée rouge, tout en y trouvant un moyen d’avoir de la nourriture.
Sexe forcé vs sexualité assumée
Ne pas tomber enceinte relève donc pour beaucoup de ces femmes d’un impératif tant économique que moral. Beate Uhse, qui se souvient des leçons de sa mère médecin concernant la sexualité et la contraception, a alors l’idée de publier les conseils maternels sur de petits feuillets imprimés, vendus dans la rue ou par correspondance. La réussite est immédiate et les fiches artisanales font place à des brochures plus élaborées.
Dans le même temps, elle étend sa gamme aux questions d’hygiène et de santé sexuelle ainsi qu’au « bien-être du couple », formule pudique pour parler d’érotisme. En 1962, devant le succès grandissant de ses publications et produits (elle dispose d’un fichier clients de 5 millions de noms), elle inaugure dans le centre-ville de Flensburg, entre une boulangerie et une boucherie, un type de commerce alors unique en son genre : le premier sex-shop. On y trouve aussi bien des livres et des brochures, que de la lingerie et des préservatifs, et même des « livres de mariage » pour les jeunes couples.
Ce « magasin spécialisé pour l’hygiène conjugale », copié ensuite par d’autres, dont l’ouverture fait grand bruit en Allemagne, connaîtra un succès certain. Dans les années 90, la société Beate Uhse AG gère une trentaine de sex-shops et près de 25 cinémas X pour un budget de 100 millions de marks. En 2001, Beate Ushe décède en Suisse, après l’introduction en bourse (si l’on peut dire…) de sa société en 1999, avec un dernier scandale à la clef, puisque les titres mis en vente sur la place de Frankfort comportent des pin-up dénudées… qui en font les documents boursiers les plus originaux jamais édités.
Sous couvert de libération sexuelle, il est étonnant de penser que la sexualité, en tant que produit de consommation de masse, est finalement la fille naturelle du sexe forcé imposé par les troupes d’occupation aux femmes allemandes.
Article paru dans Réfléchir & Agir n°83