Le 19 mai 1939, plus de 120 000 hommes paradent à Madrid devant le général Franco à l’occasion du « Défilé de la Victoire ». La capitale espagnole est tombée le 28 mars précédent, et la guerre a pris fin le 1er avril. Parmi ces troupes triomphantes, il y a plusieurs milliers de combattants phalangistes qui, n’en doutons pas, célèbrent en cet instant une victoire chèrement acquise dans un pays dévasté. Mais, sans aucun doute non plus, quelques-uns parmi eux ont aussi la sensation lourde d’une victoire tronquée. Une partie de la Phalange (Falange Espanola de las Juntas de Ofensiva Nacional-sindicalista – FE de las JONS) rejette en effet le modèle qui s’annonce d’une Espagne cléricale et conservatrice.
La Phalange décapitée
Le mouvement fondé en 1933 par José-Antonio Primo de Rivera est frappé de plein fouet dès le début de la guerre civile. Les dirigeants les plus en vue disparaissent dans les premiers jours ou les premiers mois. Onésimo Redondo, le caudillo de Castilla, est tué dans une embuscade dès le 24 juillet 1936, Julio Ruiz de Alda, cofondateur de la Phalange est assassiné le 29 août, lors du massacre de la prison Modelo, Manuel Matéo, l’ancien communiste devenu chef des syndicats phalangistes est assassiné par ses anciens amis marxistes fin août, Ramiro Ledesma, l’ancien lider des Juntes d’Offensive nationale-syndicaliste, en délicatesse avec José-Antonio, est fusillé le 29 octobre. Quant à José-Antonio lui-même, emprisonné depuis le mois de mars, il est fusillé à Alicante le 20 novembre. Bref, alors qu’en cet été 1936 la Phalange espagnole connait un afflux massif d’adhérents, ses principaux dirigeants sont tués ou emprisonnés, et donc bien incapables de maintenir le cap idéologique d’une organisation révolutionnaire face à un état-major conservateur peu désireux de changements sociaux.
Les phalangistes survivants et libres créent le 2 septembre 1936 une « junte provisoire » dont la direction est confiée à un ouvrier mécanicien de 34 ans, membre de la Falange depuis 1934. Manuel Hedilla. Dans l’esprit des promoteurs de cette direction temporaire, il s’agit de gérer l’urgence et les affaires courantes dans l’espoir d’une libération de José-Antonio. L’annonce de sa mort va évidemment changer la donne.
La Phalange Hedilla
La question de la succession se pose alors formellement. La Junte provisoire se divise en trois. Une majorité souhaite désigner Hedilla pour succéder à José-Antonio à la tête de la Falange Espanola. Constituée surtout d’anciens cadres et militants (surnommés les « Vieilles chemises », Camisas viejas), cette tendance veut ainsi préserver l’intégrité révolutionnaire du mouvement. A l’opposé, une minorité souhaite confier le mouvement au général Franco et aux militaires. Enfin, un petit groupe, paralysé de stupeur et incrédule à l’idée de la mort du Jefe, se réfugie dans un attentisme incapacitant.
Alors que les rumeurs d’unification politique des différentes composantes du camp nationaliste (essentiellement les phalangistes et les carlistes) se font de plus en plus présentes, le mouvement national-syndicaliste tente de jouer sa survie politique. Dans la matinée du 18 avril 1937, le Conseil national de la Phalange, soucieux de remettre de l’ordre dans le mouvement et de clarifier sa situation désigne Manuel Hedilla comme chef national et successeur de José-Antonio. Ce dernier se rend le jour même au Quartier général pour confirmer à Franco « qu’il met la Phalange, inconditionnellement, à sa disposition ». Pourtant, dès le lendemain, le « décret d’unification », mettant fin à l’indépendance politique de la Phalange est publié. Une Falange Española Tradicionalista y de las Juntas de Ofensiva Nacional Sindicalista (FET y de las JONS) est ainsi créée, formule politique hybride et confuse, qui sera confiée au propre beau-frère de Franco, Ramón Serrano Súñer.
Après l’échec d’une tentative de conciliation entre les milieux militaires conservateurs et Hedilla, ce dernier, ayant refusé de se soumettre est arrêté le 25 avril. Condamné à mort, sa peine sera commuée en prison puis en résidence surveillée. Il ne recouvrira ses droits qu’en 1953. Dès lors, pour ses partisans, et pour tous les phalangistes opposés à la falsification des idées de José-Antonio, une longue clandestinité va commencer.
La Phalange authentique
Dès la fin du printemps 1937, des inscriptions murales « Falange Hedilla » fleurissent ici ou là, suivi par des tracts clandestins signés d’une « Falange Auténtica ». Afin de fédérer ces dissidents, une Falange Española Auténtica (FEA) coiffée d’une « Junte politique » est constituée en décembre 1939 au domicile madrilène d’un officier, vétéran de la Phalange, Emilio Rodríguez Tarduchy. Les conjurés prennent contact avec le général Yagüe, un phalangiste avéré et affiché. L’objectif est d’éliminer Ramón Serrano Súñer et de contraindre Franco à infléchir sa politique dans un sens national-syndicaliste. Le réseau, découvert en mars 1941 est immédiatement démantelé. Un des conjurés, Juan Pérez de Cabo est fusillé pour l’exemple en novembre, sous une accusation fantaisiste de trafic de boîtes de lait…
Certains des rescapés se regroupent alors en 1942, sous la conduite d’Eduardo Ezquer, futur ami et soutien de Léon Degrelle, au sein des Ofensivas de Recobro Nacional-Sindicalista (Offensives de rétablissement national-syndicaliste – ORNS).
La création de la Division Azul, en juin 1941, permet à Franco de se débarrasser à bon compte des éléments les plus turbulents du phalangisme. En 1942, un incident, survenu à Bilbao entre (jeunes) vétérans phalangistes et carlistes, permet au régime de donner un nouveau tour de vis au phalangisme oppositionnel qui ne compte certainement pas plus de 4 000 affiliés à l’époque.
La Phalange oppositionnelle
C’est au sein de la jeunesse et des milieux intellectuels que ce courant se maintient tant bien que mal. D’abord au sein des cercles Nosostros, jusqu’en 1947, puis au sein du grupo de Burgos. Dans les années 50, ces groupes font place à des organisations plus structurées, et plus militantes, comme l’Asociación 18 de Julio, les Juntas de Accion Hispanica, les Juntas de Accion Nacional-Sindicalistas et même, en 1957 et 1958, ressuscitées pour l’occasion les Juntas de Ofensiva Nacional-Sindicalista.
Parallèlement, une agitation oppositionnelle est entretenue dans certaines centuries de la Guardia de Franco, comme les XVIe, XVIIe, XVIIIe, XXe et XXIe. C’est ainsi que le 20 novembre 1957, la XVIe centurie, sous le commandement de Manuel Cepeda, refuse de rendre les honneurs à Franco et lui tourne le dos aux cris de « A bas le capital ! ». Des incidents identiques se reproduisent le 20 novembre 1960.
En cette fin de décennie, l’agitation phalangiste antifranquiste gagne les Falanges Universitarias dans les universités des grandes villes. Une revue, Marzo, est constituée et interdite après huit numéros en 1958. Mais, l’année suivante, l’opposition renaît au sein des Círculos Doctrinarios José Antonio qui compteront jusqu’à 50 000 affiliés en 1965. En 1961, un cercle Manuel Matéo est créé afin de renouer avec le phalangisme ouvrier. Mais, dans les deux cas, il s’agit d’un activisme intellectuel qui entend demeurer dans les limites du Régime.
La Phalange révolutionnaire
Bien plus radicaux sont d’une part le Frente de Estudiantes Sindicalistas (FES) fondé en 1963 par Sigfredo Hillers de Luque, un ancien de la XVIe centurie, et Ceferino Maestú et, d’autre part, le Frente Nacional des Trabajadores (FNT) fondé la même année par Narciso Perales, adhérent de la Phalange depuis sa création. La dissolution de ce dernier mouvement par les autorités franquistes amène Narciso Perales à créer en 1966 une nouvelle organisation : le Frente Sindicalista Revolucionario (FSR). Manuel Hedilla, sorti de sa réserve politique, s’affilie au nouveau groupe. Le FSR entame cependant un glissement radical vers la gauche, conduisant par exemple ses sections catalanes à se rapprocher des milieux anarcho-syndicalistes barcelonais ou encore son groupe madrilène à en faire de même avec les marxistes. Cette dérive entraînera certains de ses militants à cotoyer les terroristes anarcho-communistes du Movimiento Ibérico de Liberación (MIL) tandis que les autres rejoindront les libertaires du Partido Sindicalista d’Ángel Pestaña. Hedilla s’en éloigne alors pour fonder en 1968, son propre mouvement, le Frente Nacional de Alianza Libre (FNAL). A sa mort, en 1970, c’est Patricio González de Canales, un ancien étudiant socialiste passé à la Phalange en 1936, qui lui succède.
La Phalange morte
A la mort de Franco, en 1975, ce phalangisme oppositionnel s’avère incapable d’incarner une alternative, tant aux partis représentant la démocratie libérale retrouvée, qu’aux nostalgiques de l’ancien Régime, électoralement représentés par Manuel Fraga et Blas Piñar. Lors des élections de 1977, le Frente de Estudiantes Sindicalistas (FES), devenu Falange Española Independiente (FEI) n’obtient que 855 voix, les Círculos Doctrinarios José Antonio se contentent de 8 184 voix (0,04%) et le FNAL, sous l’étiquette Falange Española de las JONS (Auténtica), ne fait guère mieux, avec 46 548 voix (0,25%). La déconvenue est tout aussi forte pour ceux qui ont rejoint les rangs de l’extrême-gauche puisque le Partido Sindicalista, sous l’étiquette Candidatura de Unidad Popular, ne réunit guère que 5 206 voix (0,03%).
La Phalange de José-Antonio était donc bien morte avec lui, le 20 novembre 1936 à Alicante. Tout le reste n’avait finalement été qu’une longue agonie.
Article paru dana le n° 84 de R&A