La figure de Gabriele D’Annunzio est bien connue, en Italie comme en France, à travers son œuvre d’écrivain. Poète, romancier, essayiste, dramaturge, scénariste, journaliste, librettiste, celui que de son vivant on surnommait le « Vate » (le sorcier, le prophète) n’a cependant pas limité son champ d’action à la seule sphère littéraire. En effet, l’homme s’est très tôt intéressé à la politique, au point de susciter son propre état souverain, dont il rédigera la constitution.
L’écrivain combattant
L’appétence de D’Annunzio pour la politique se manifeste assez tôt, par des articles d’abord, mais aussi, en 1897, par son élection à la Chambre des députés, sous l’étiquette de la droite dite « historique », héritière de Cavour, conservatrice sur le plan social et libérale sur le plan économique. Il quitte d’ailleurs cette dernière avant la fin de son mandat pour rejoindre les bancs de « l’extrême-gauche historique » qui regroupe alors les radicaux, les républicains et les socialistes. « Je vais vers la vie ! » lance-t-il à ses détracteurs qui lui reproche ce brusque revirement politique. Il sera, pendant une dizaine d’années, proche des milieux socialistes. C’est aussi durant cette période qu’il est initié à la franc-maçonnerie.
Cependant, la question de la constitution d’un empire colonial italien, à l’exemple des autres nations européennes, hante le vie politique de la botte. Un des éléments de réflexion est notamment constitué par la question de l’émigration. En effet, des dizaines de milliers d’Italiens, parmi les plus jeunes et les plus entreprenants, quittent chaque année le pays en direction de la France, de la Suisse, de l’Allemagne, des Amériques. Les partisans d’une politique coloniale estiment que ces forces vives seraient plus utiles à l’Italie dans le cadre d’une mise en valeur de ses colonies. Cette préoccupation alimente tout autant les milieux nationalistes que l’aile gauche de « l’extrême-gauche historique ». De leur réflexion commune naît le concept de « nation prolétarienne » ainsi qu’un nouveau parti, l’Association nationaliste italienne à laquelle adhère D’Annunzio en 1910.
Très logiquement, il soutient le camp interventionniste au début de la Première Guerre mondiale et s’engage, à 52 ans, dans l’armée italienne, en 1915. Pilote dans l’aviation (il y laisse un œil à la suite d’un atterrissage mouvementé), il participe tout autant à des opérations militaires qu’à des actions de propagande comme son raid sur Vienne, en août 1918, où il se contente de bombarder la capitale austro-hongroise de tracts appelant la population de l’Empire danubien à cesser de soutenir la guerre.
« Votre temps est révolu. Tout comme notre foi était la plus forte, notre volonté prédomine et prévaudra jusqu’au bout. Les combattants victorieux de la Piave, les combattants victorieux de la Marne le ressentent, ils le savent, avec une exaltation qui multiplie les élans. »
Il avait aussi participé, quelques mois plus tôt, mais à bord d’un vaisseau de guerre, à un raid connu sous le nom de « Camoufflet de Bakar » (Beffa di Buccari). Trois torpilleurs MAS (Motoscafo armato silurante) avait attaqué cette base navale austro-hongroise sur l’Adriatique. L’opération, peu concluante militairement, s’avère en revanche un grand succès sur le plan moral. D’Annunzio rebaptisera les MAS Memento Audere Semper (« Souviens-toi d’Oser Toujours »). La citation est, depuis, demeurée la devise des unités navales spéciales italiennes.
« Malgré la très prudente flotte autrichienne (…), les marins d’Italie sont venus avec l’épée et le feu ébranler la prudence dans son refuge le plus confortable… ».
« Souviens-toi d’Oser Toujours »
Pour ce patriote intransigeant, le retour à la paix est synonyme de désillusion. La réponse que les Alliés apportent, en août 1919, aux revendications territoriales italiennes, notamment en ce qui concerne la Dalmatie, ne répond pas aux attentes des Italiens. Furieux de cette « victoire mutilée », D’Annunzio réuni autour de lui une légion de 2600 volontaires, de jeunes anciens combattants pour la plupart. Partis de Ronchi (aujourd’hui Ronchi dei Legionari) les légionnaires entrent dans la ville de Fiume (aujourd’hui Rijeka), devenue l’un des symboles des territoires irrédents revendiqués par les Transalpins. Dès le mois de mai 1919, le poète ardent avait lancé des avertissements aux Alliés comme au gouvernement italien :
« Là-bas en bas, dans les rues de l’Istrie et de la Dalmatie, qui sont toutes romaines, n’entendez-vous pas une armée en marche ? »
La ville, qui compte 60 000 habitants à l’époque, est alors majoritairement peuplée d’Italiens (60%) contre un quart de Croates (en 2024, le rapport est de 82% de Croates pour moins de 2% d’Italiens).
Accueilli avec enthousiasme par la majorité de la population de Fiume (les Italiens bien entendu, mais aussi, en ces jours incertains, par bon nombre de minorités), D’Annunzio est bien décidé à lancer un défi au monde : aux Alliés franco-britanniques, coupables d’avoir tenu de fausses promesses, au gouvernement italien, coupable de lâcheté, aux Etats-Unis du président Wilson, coupables de complicité.
Souhaitant marquer sa rupture avec l’Occident géopolitique, il proclame :
« Libérons-nous de l’Occident qui ne nous aime pas et ne veut pas de nous. Tournons le dos à l’Occident qui devient chaque jour plus stérilisé, infecté et déshonoré par des injustices tenaces et une servitude tenace. Séparons-nous de l’Occident dégénéré qui, oubliant qu’il contenait dans son nom « la splendeur de l’esprit inaltérable », est devenu une immense banque au service de l’impitoyable ploutocratie transatlantique ».
A Fiume, il proclame la naissance d’un nouvel Etat : la Régence italienne du Carnaro. Le nom est tiré de la baie qui baigne le port de Fiume, le golfo del Carnaro.
Une cité-état insurrectionnelle
Le nouvel état, ou plutôt une cité-état sur le modèle de celles qui fleurissaient dans l’Italie de la Renaissance, s’étend sur quelques 21 km2. Il se dote rapidement des attributs constitutifs d’une souveraineté, avec une devise, Si spiritus pro nobis, quis contra nos ? (Si l’Esprit est avec nous, qui est contre nous ?), et un hymne, la chanson Giovinezza, composée en 1909 par Giuseppe Blanc et reprise par les troupes de choc italiennes pendant la guerre sous le nom Inno degli Arditi (Hymne des Arditi). La Régence dispose de son drapeau, dont le croquis a été réalisé par D’Annunzio, sous la forme d’un curieux gonfanon rouge à trois pans, surchargé des couleurs de Fiume et de l’Italie, tandis qu’au centre, un cercle composé d’un serpent doré se mordant la queue enserre les étoiles de la Grande ourse et une partie de la devise de l’état : quis contra nos ?.
La Régence, qui prône à terme l’abolition de la monnaie, se contente d’utiliser des billets anciens surchargés « Reggenza italiana del Carnaro » ; elle procède de même avec les timbres postaux.
D’Annunzio fait office de chef d’état, de commandant (Commandante) en chef des troupes de Fiume et de ministre des Affaires étrangères. A ce titre, il tente de créer une « contre Société des nations » regroupant les états, nations et entités en gestation et sans reconnaissance de la « communauté internationale ». C’est ainsi que la Régence sera le premier gouvernement dans le monde à reconnaitre la Russie bolchevique.
Il est vrai que la cité-état est pour le moins hétérogène dans sa composition politique. L’initiative de D’Annunzio a rameuté autour de lui la fine fleur de la contestation italienne, voire européenne. A côté des Arditi, ces jeunes anciens combattants du début, on trouve en effet des futuristes, des dadaïstes, des syndicalistes, des socialistes révolutionnaires, des libertaires, des bolcheviks, des nationalistes, des monarchistes.
Une constitution est rédigée, la Charte du Carnaro, conjointement par le syndicaliste révolutionnaire Alceste De Ambris et par le Commandante lui-même. Le texte proclame que « la Régence Italienne du Carnaro est un gouvernement intrinsèquement populaire ». Le pouvoir législatif y est bicaméral avec un Conseil des meilleurs (Consiglio degli Ottimi), élu au suffrage universel, et un Conseil des corporations (Consiglio dei Provvisori), choisi par les membres des neufs corporations professionnelles. La Charte envisage même une dixième corporation, d’essence mystique : « sa plénitude correspond à celle de la dixième Muse [c’était le surnom de la poétesse Sappho]… C’est presque une figure votive consacrée au génie inconnu (…) ». Peu amène avec les interminables discussions parlementaires, D’Annunzio a fait rajouter dans le texte constitutionnel que les « débats doivent être d’une brièveté laconique »…
Mélange d’extravagances poétiques, de préoccupations sociales avancées et d’affirmations nationales et patriotiques, le texte se termine par deux articles (LXIV et LXV) consacrés à la musique : « Dans la Régence (…) la musique est une institution religieuse et sociale ».
L’expérience fiumaine prend brutalement fin, à la veille de Noël 1920, avec les combats fratricides entre l’armée italienne et les légionnaires du Carnaro (Natale di sangue). Soucieux d’éviter un bain de sang, D’Annunzio fait sa reddition le 31 décembre, mettant fin à une expérience politique unique. Une large part de ses légionnaires, mais pas tous, ira grossir les rangs du premier fascisme révolutionnaire, en y apportant le style bravache et impertinent développé dans la ville dalmate par le Commandante.
Paru dans Zentromag, n° 17