En 1909, le scoutisme encore balbutiant (le premier camp scout date de 1907) voit arriver dans ses rangs un jeune garçon de 15 ans, John Gordon Hargrave. Fils d’un couple d’artistes itinérants, de religion quaker, il nourrit très tôt un goût pour le dessin et une propension à l’auto-éducation par la lecture. Son expérience scoute lui fait découvrir la nature, et dès 1910, il publie dans des journaux et des opuscules, des dessins naturalistes qu’il signe de son nom de totem scout, White Fox. Il devient d’ailleurs illustrateur professionnel en 1914. Tout au long de cette période, il est, soutenu par Baden-Powell, l’un des meilleurs spécialistes du « woodcraft », au sein du mouvement scout.
Le woodcraft, littéralement « Art de vivre dans les bois, ou Art des forêts », est un concept difficilement traduisible en français. Il regroupe, au sens très large, les méthodes pour vivre en forêt. Ainsi, le camping, la connaissance de la faune et de la flore, l’utilisation de cette connaissance pour se nourrir, la pêche, la chasse, la cueillette, la fabrication du feu, la randonnée, l’orientation, les techniques de construction de cabanes et d’abris, les premiers soins, notamment en utilisant des ressources naturelles, les travaux de menuiserie, sont autant d’éléments constitutifs du woodcraft qui, d’une certaine manière est un des ancêtres du survivalisme. Cet « art des forêts » a été théorisé pour la première fois par Frederick Russell Burnham et Ernest Thompson Seton, un Américain et un Canadien, tous deux observateurs de la vie des Indiens, à tel point que, dans un premier temps, on parlera parfois d’Indian woodcraft.
Un pacifiste dans la guerre
Très imprégné par la pensée quaker, John Hargrave est un ardent pacifiste qui trouve cependant le moyen de concilier ses opinions religieuses et son patriotisme en s’engageant, dès les premières semaines de la Première Guerre mondiale, et alors que la conscription n’est pas encore obligatoire au Royaume-Uni, dans le Royal Army medical corps en tant qu’ambulancier. C’est à ce titre qu’il participe, de février 1915 à janvier 1916, à la campagne de Gallipoli. Plus de 550 000 hommes sont tués ou blessés durant ces 11 mois, et les horreurs qu’il découvre sur le champ de bataille comme dans les hôpitaux militaires l’ancrent définitivement dans son rejet de la guerre. La paix revenue, il s’insurge auprès de son mentor, Baden-Powell, contre l’évolution, jugée par lui délétère, d’un scoutisme toujours plus fortement militarisé, encadré et hiérarchisé. Hargrave y voit la trahison des principes fondateurs du mouvement et d’une pédagogie initialement fondée sur la responsabilisation des enfants et adolescents à travers une très large autonomie. La crise atteint son paroxysme, et son dénouement, en août 1920, avec la création, par Hargavre, d’une nouvelle organisation, et son expulsion du scoutisme officiel.
La Grande force
Le nouveau mouvement adopte le nom étrange de « Kindred of the Kibbo Kift ». Kindred, pour « famille », tandis que Kibbo Kift vient du dialecte du Cheshire, équivalent britannique du « vieux français », et signifie « la grande force ». Malgré un sigle identique, le groupe n’avait ni lien ni rapport avec le Ku Klux Klan. Souvent réduite à un simple courant progressiste du scoutisme à cause de son pacifisme, la « Famille de la grande force » professe une philosophie bien plus complexe. En effet, fort de son expérience, Hargrave considère que l’hécatombe de la guerre illustre l’échec du monde moderne et, dans une certaine mesure, du progrès. Dès lors, il va prôner, à travers le Kibbo Kift, un retour à la nature, en pratiquant un woodcraft inspiré des Indiens d’Amérique et des traditions saxonnes médiévales. Ce second point est particulièrement visible dans les tenues des Kinsmen, les membres de la « Famille ». En opposition à la guerre, Hargrave rejette toute idée d’uniforme au sens contemporain du terme. Mais les membres du Kibbo Kift vont cependant adopter, pour leurs activités courantes, un habillement « saxon » complet, avec capuchon, gilet, braies et manteau long. A cela vient s’ajouter un costume de cérémonie que chacun confectionne à son goût, suivant ses passions et son imagination. C’est ainsi que des tenues néo-médiévales vont côtoyer des costumes indiens, des tenues très « art-déco », voire des ensembles vestimentaires difficilement classables… Le mouvement est structuré de manière très libre, en clans, familles, tribus, loges, le choix des mots étant laissé à chacun. Une fois par an, ces groupes se réunissent en Althing, du vieil islandais Alpingi, ou Assemblée populaire, du nom du premier parlement islandais en l’an 930. L’originalité de cette institution du Kibbo Kift réside dans le fait que, fidèle à l’idée d’autonomiser la jeunesse, tous, enfants comme adolescents et adultes y ont le même poids. Les réunions de l’Althing sont évidemment l’occasion d’exposer les tenues de cérémonies concoctées par chacun.
Le Kibbo Kift jouit d’une image très sulfureuse à l’époque. Tout d’abord parce que les enfants et les adolescents y jouissent d’une grande liberté, bien au-delà de ce que permet le scoutisme traditionnel, et mènent leurs activités parfois sans adultes. De surcroit, le mouvement est parfaitement mixte, ce qui lui vaut d’ailleurs le soutien de quelques anciennes militantes féministes et suffragettes. Mais le comble du scandale est atteint lorsque l’on apprend que certains groupes, influencés par le Wandervogel, un mouvement de jeunesse allemand apparu à la fin du XIXème siècle en opposition au monde urbain et industriel, prônent et pratiquent le naturisme, y compris, parfois, en mixité.
Les racines barbares
En dehors de l’Althing, le Kibbo Kift se réunit aussi annuellement pour faire un pèlerinage sur le site de la découverte de l’Homme de Piltdown (Homo dawsoni). Si l’on sait, aujourd’hui, et ce depuis les années 50, qu’il s’agit d’une mystification paléoanthropologique, la découverte en 1908 de ce squelette, présenté comme le chaînon manquant, enthousiasme les milieux scientifiques et intellectuels britanniques. En effet, son existence tend à prouver que le premier « homme » est un Breton insulaire. Le culte rendu par le Kibbo Kift à l’Homme de Piltdown s’inscrit dans le cours de l’évolution idéologique de Hargrave. Patriote comme on pouvait l’être au début du XXème siècle, ce dernier s’affiche alors comme un précurseur de l’identité et de l’enracinement. Et cela à tel point que le Kibbo Kift est parfois présenté à l’époque comme « le seul véritable mouvement national anglais des temps modernes ». Dans sa quête d’identité et de racine, Hargrave va même s’éloigner de sa foi et de son quakerisme. D’abord en tentant de revenir à une pratique chrétienne médiévale, puis sous l’impulsion de ses lectures, et notamment de l’étude de James George Frazer, Le Rameau d’or, en se tournant vers des pratiques magiques rituelles. Hargrave, bien que passionné par la science portait un véritable intérêt à la magie, considérant que les deux disciplines étaient une façons différente d’appréhender une même réalité.
Il est clair que les tâtonnements et expérimentations intellectuelles de Hargrave finissent par lui valoir la défiance de la faction la plus à gauche du Kibbo Kift. Et cela d’autant plus que Hargrave se rapproche, temporairement d’ailleurs, d’un autre mouvement de jeunesse, l’Order of Woodcraft Chivalry (Ordre de la Chevalerie Woodcraft) très à la pointe du courant néo-païen de l’époque, et influencé par les écrits du mage et occultiste Aleister Crowley. Les progressistes du Kibbo Kift, parmi lesquels beaucoup d’adultes et d’intellectuels, qui avaient espéré que l’organisation pourrait devenir une sorte de contre-scoutisme de gauche décident d’attaquer frontalement Hargrave. A l’occasion de l’Althing de 1924, une motion est déposée contre lui, réclamant qu’il passe la main. Soumise au vote, elle est repoussée, notamment par les plus jeunes des Kinsmen et des Kinswomen, manifestement plus à l’aise que leurs aînés avec les innovations de Hargrave. Les vaincus fonderont alors le Woodcraft Folk, un scoutisme progressiste selon leurs vœux, qui existe toujours.
Les Green shirts
Converti aux idées du « crédit social », il va donc entreprendre, au début des années 30 de transformer le Kibbo Kift en un parti politique. Le « crédit social » postule que le système monétaire (« crédit ») doit avoir pour but final l’amélioration de la société (« social »). Très paradoxalement, pour un homme qui contestait le port de l’uniforme dans le scoutisme, l’organisation de son Green Shirt Movement for Social Credit puis son Social Credit Party of Great Britain and Northern Ireland sera paramilitaire. Les raisons invoquées par Hargrave seront que la lutte contre la misère doit être appréhendée comme une guerre. Son initiative sera, à l’époque, saluée par des personnalités aussi différentes que John Steinbeck, Ezra Pound ou Thomas Edward Lawrence. Ce dernier avait d’ailleurs précédemment prêté des terrains pour les camps du Kibbo Kift. Le Social Credit Party a disparu en 1951, dans l’indifférence générale. Quant à John Hargrave, qui avait repris son métier de dessinateur, il est mort, oublié, en 1982.
Paru dans Zentromag, n° 17