Le licencieux Abbé Prévost

Sylvain Roussillon - Abbé Prévost

« Quel roman que ma vie ! » Cette phrase, prêtée à Napoléon, aurait tout aussi bien pu servir à l’abbé Antoine François Prévost, entré dans la postérité littéraire sous le nom de l’Abbé Prévost.

Sans boussole…

Le futur ecclésiastique nait à Hesdin, dans le Pas-de-Calais, en 1697, dans une famille de la bourgeoisie aisée du baillage (son père est avocat au parlement et procureur du roi). Remarqué par les jésuites durant ses études au collège de sa ville natale, il entre au noviciat du collège d’Harcourt à Paris en 1713. Il en est chassé dès l’année suivante, certainement pour avoir travaillé à la rédaction d’un livre, sinon impie, du moins profane, activité en tous les cas interdite dans l’enceinte de cet établissement. En route pour Rome afin d’obtenir des autorités pontificales sa réintégration, l’aventureux jeune homme s’engage en fait dans l’armée, avant d’en déserter très vite et de se réfugier aux Pays-Bas. Sur place, il survit en devenant tenancier d’une taverne. En 1716, il profite d’une amnistie pour rentrer en France. Mais, décidément très indécis sur son avenir, il réitère la même errance avec une réintégration du noviciat, dont il s’évade avant la fin en 1718, pour s’engager une nouvelle fois dans l’armée et participer à la campagne de Catalogne, avant de séjourner, sans surprise, en Hollande.

En 1720, finalement, il rentre en France, intègre l’abbaye de Jumièges et finit pas prononcer ses vœux.

… et sans gouvernail

C’est en 1724, deux ans avant son ordination, que parait son premier ouvrage, publié à Amsterdam, Les Aventures de Pomponius, chevalier romain. Il s’agit d’un texte à clés, satire de la Régence du duc d’Orléans. Prévost y ajoute des éléments qui sont certes dans l’air du temps mais rarement présents en même temps dans un seul texte. D’une part dans un contexte utopique, qui met en scène le romain Pomponius à travers son voyage sur la Lune, d’autre part dans un registre libertin, avec la découverte de la « bibliothèque des pucelages perdus », et enfin une dimension de roman de meurs avec l’exploration de la vallée contenant les fioles des esprits perdus de la terre, etc.

Dans la foulée, Prévost, devenu abbé, contribue à la Gallia Christiana, vaste encyclopédie en 16 tomes sur l’histoire de la France chrétienne. En parallèle il travaille à l’ouvrage qui fera sa célébrité, et peut-être son infortune, en réduisant son œuvre à ce seul titre : Mémoires et aventures d’un homme de qualité, sous-titré Qui s’est retiré du monde. Les deux premiers tomes sont validés par la censure en 1728.

Mais Prévost, malgré son jeune âge a trop goûté aux plaisirs du monde séculier pour se contenter du simple état ecclésiastique… Au cœur d’affaires de mœurs plus ou moins douteuses, payant aussi certainement le prix de quelques prises de position en faveur du jansénisme dans son Pomponius, chevalier romain, il est visé par une lettre de cachet. Il prend la fuite au Pays-Bas, puis il passe ensuite en Angleterre, où il semble s’être converti, pour un temps, au protestantisme. Employé comme précepteur par un nobliaux local, il doit à nouveau plier bagage, précipitamment, après avoir tenté de séduire sa fille. Criblé de dettes, sa vie balance alors entre la Hollande, où il met enceinte la femme de son éditeur, tout en vivant un amour passionné avec sa maîtresse Hélène Eckhardt, et Londres, ville où il fonde, en 1733, une revue littéraire intitulée Le Pour et le Contre.

Manon Lescaut, le bateau amiral d’une oeuvre

Durant cette période, il poursuit pourtant sa production littéraire, publiant en 1731 le septième et dernier tome des Mémoires et aventures d’un homme de qualité. Intitulé Histoire du chevalier des Grieux et de Manon Lescaut, ce volume fait immédiatement scandale. Il met en scène un jeune homme de dix-sept ans, issu d’une bonne famille, le chevalier des Grieux, et une jeune femme, très libre et d’une grande beauté, Manon Lescaut.

« Elle me parut si charmante que moi, qui n’avais jamais pensé à la différence des sexes, ni regardé une fille avec un peu d’attention, moi, dis-je, dont tout le monde admirait la sagesse et la retenue, je me trouvai enflammé tout d’un coup jusqu’au transport ».

Mais la charmante Manon a des goûts de luxe que son amant, dont les irrésolutions et les hésitations ne sont pas sans rappeler celles de Prévost, peine à satisfaire :

« Il ne fallait pas compter sur elle dans la misère. Elle aimait trop l’abondance et les plaisirs pour me les sacrifier. Je la perdrai, m’écriai-je. Malheureux Chevalier ! Tu vas donc perdre encore tout ce que tu aimes ! Cette pensée me jeta dans un trouble si affreux, que je balançai, pendant quelques moments, si je ne ferais pas mieux de finir tous mes maux par la mort. Cependant je conservai assez de présence d’esprit pour vouloir examiner auparavant s’il ne me restait nulle ressource ».

Cet appétit des choses matérielles conduira Des Grieux au vol et au crime, et Manon à la prostitution et à la mort, mais tout cela, finalement par amour.

« L’amour est plus fort que l’abondance, plus fort que les trésors et les richesses, mais il a besoin de leur secours ».

Après un séjour dans les prisons anglaises pour escroquerie, Prévost négocie en 1734 son retour en France. Son œuvre, bien que condamnée à deux reprises, lui vaut un certain renom dans les milieux libertins (au sens de l’époque, c’est-à-dire affranchis des dogmes politiques et religieux) et éclairés. C’est ainsi que le Prince de Conti le prend sous sa protection en lui permettant de devenir son aumônier.

Le libertin rentré au port

Dès lors, relativement assagi, ou en tous les cas bien plus discret, Prévost va continuer sa carrière d’écrivain, alternant les activités de traducteur, d’historien et, toujours, de romancier. Il achève ainsi la parution, en 1739, du Philosophe anglais ou Histoire de M. Cleveland, fils naturel de Cromwell. Le roman suit les aventures rocambolesques de Cleveland, bâtard imaginaire d’Olivier Cromwell, ainsi que son histoire d’amour avec Fanny. Le récit, pourtant plus riche que Manon Lescaut, demeurera éclipsé par ce dernier. Il en ira de même d’ailleurs de toute l’œuvre romanesque de Prévost.

Mort d’une crise d’apoplexie en 1763, l’Abbé Prévost laisse derrière lui une réputation d’auteur sulfureux. Au-delà de l’aspect parfois licencieux de ses écrits, il est un des premiers à avoir aborder le thème de la liberté personnelle, non seulement de l’homme, mais aussi, dans une certaine mesure, de la femme. C’est probablement sous cet angle, dans une société contemporaine qui confond individualisme et liberté, qu’il conviendrait de le redécouvrir.

Paru dans le n°45 de Livr’Arbitre

Sylvain Roussillon

Retour en haut