Les chrétiens cachés du Japon : entre fidélité et clandestinité

Sylvain Roussillon

En février 1864, le père missionnaire Bernard Petitjean inaugure l’église d’Ōura, à Nagasaki, premier édifice catholique moderne dans un Japon en train de s’ouvrir, bon gré mal gré, à l’Occident. Quelques jours plus tard, il voit venir à lui une vingtaine de paysans. Après s’être prudemment approché du sanctuaire, puis timidement agenouillé devant une statue de la Vierge, l’un d’eux s’adresse alors au prêtre stupéfait et lui dit : « Nous avons la même foi que toi ». Dans un pays qui sort à peine de 200 ans de fermeture aux influences étrangères (sakoku) et dans lequel le christianisme était interdit sous peine de mort depuis 1614, l’Occident découvre l’existence des « chrétiens cachés » du Japon (kakure kirishitan).

C’est en 1549 que les premiers missionnaires catholiques débarquent au Japon, à Kagoshima, dans l’île de Kuyshu. Sous la houlette de saint François Xavier, ils développent une intense activité prosélyte, favorisée par une période de troubles civiles qui divisent alors le pays. Les autorités, indifférentes ou bienveillantes, mettent parfois même des temples bouddhistes abandonnés à disposition des missionnaires et les laissent libres de prêcher leur foi. En deux ans, près de 15 000 Japonais sont ainsi évangélisés et baptisés.

Le christianisme interdit

Victorieux de la guerre civile qui ravageait l’archipel, le chef de guerre Toyotomi Hideyoshi, adoubé par l’empereur, se montre inquiet de la montée en puissance des influences européennes au sein de la société japonaise, tant à travers la pénétration commerciale du Portugal, de l’Espagne et des Pays-Bas, qu’à travers le travail missionnaire des Jésuites et des Franciscains. D’autant que ces derniers déploient une intense activité au sein des élites politiques et militaires. Les nobles et les samouraïs convertis sont particulièrement nombreux.

Un premier édit, publié en 1587, interdit alors aux membres des castes dirigeantes de se convertir au christianisme tandis que l’activité commerciale est placée sous surveillance. C’est ainsi que les autorités japonaises reprennent le contrôle de Nagasaki, port ouvert au commerce occidental.

Il faut cependant attendre une dizaine d’années avant que l’interdiction complète du christianisme ne soit prononcée et que la répression généralisée se mette en place. En 1597, c’est l’incident de San Felipe qui met le feu à une poudrière déjà bien en place. Le San Felipe est un galion espagnol que la tempête a poussé sur les côtes nippones. Les autorités locales, arguant d’un droit de possession sur les navires naufragés se saisissent de la cargaison, ce que l’équipage espagnol conteste. Une audience judiciaire se déroule alors. Le capitaine espagnol finit par s’énerver, et carte à l’appui, sur fond de menaces, montre à l’auditoire et au magistrat, Nagamori Masuda, l’étendue du territoire espagnol et de ses possessions, le Japon apparaît alors bien petit.

« Comment l’Espagne a-t-elle conquis un territoire aussi vaste ? s’étonne alors le juge Masuda…

-Le roi d’Espagne envoie des missionnaires dans le monde entier, réplique le capitaine Matias de Landecho, et leur rôle est de conquérir aussi bien que de convertir. Leur but est d’abord d’édifier le peuple, puis de forcer les croyants à soumettre le pays, même par des moyens militaires ».
Cet extrait d’audition, rapporté à Toyotomi Hideyoshi, le confirme dans sa certitude que l’objectif des Occidentaux est bien la conquête du Japon, que les missionnaires en sont l’avant-garde et que les convertis en constituent le bras armé.

Répression et martyrs

Dès lors, une répression meurtrière s’abat par vague sur les chrétiens japonais tandis que le commerce se poursuit tant bien que mal jusqu’à l’interdiction définitive, sous peine de mort, du christianisme, prononcée par le shogun Tokugawa Ieyasu en 1614. Le nombre de Japonais convertis se serait alors situé entre 700 000 et un million d’individus environ sur près de 18 millions d’habitants. La « rébellion de Shimabara », en 1637-38, soulèvement de paysans majoritairement chrétiens, ne change rien.

Dans un Japon dès lors complètement fermé aux influences étrangères, les communautés chrétiennes s’effacent les uns après les autres, victimes des exécutions et des apostasies.

En réalité, bien que très durement frappé (on évoque entre 40 ou 50 000 morts), le christianisme japonais va s’adapter, évoluer et se métamorphoser, mais il va survivre.

Un christianisme souterrain

Contraints de se dissimuler sous peine de torture et de mort, les communautés chrétiennes cachées du Japon vont tout d’abord se séparer de tous les livres sacrés, bibles, évangiles ou prières, dont la seule possession équivaut à un aveu. A charges pour les prêtres de la communauté, mariés et pères de famille pour ne pas attirer l’attention, d’apprendre par cœur les principaux passages, et de les transmettre à leur successeur, généralement un de leur fils, en inventant ainsi au passage un clergé héréditaire. Evidemment, comme cette transmission est uniquement orale, sans plus aucune traduction ou explications possibles, elle devient rapidement une succession de phrases originellement en latin, mêlées de morts espagnols ou portugais, qui finissent par être utiliser sans que le sens soit bien compris. En outre, les prières, les chants et les psaumes sont camouflés sous des airs et des psalmodies bouddhistes. On peut essayer de se représenter un de ces chants sacrés, après plusieurs décennies de transmission de paroles en latin, apprises sur le seul mode phonétique, récitées sur le ton monocorde des mantras bouddhistes.

Les objets du culte subissent également une étonnante transformation visant à les rendre plus discrets. Alors que les calices et les ciboires deviennent en apparence de simples ustensiles de cuisine, uniquement distingués des autres par la marque discrète d’une croix, ou par un décor représentant un poisson, les aubes, les chasubles et les étoles, revenues à l’état laïc, sont autant de tuniques ou d’écharpes porteuses de signes discrets.

Shintoïsme et bouddhisme, moteur d’un autre christianisme

C’est dans le domaine des représentations saintes et divines que les artifices atteignent un sommet. Les chrétiens cachés (kakure kirishitan) puisent en effet largement dans le vaste panthéon du bouddhisme et du shintoïsme. C’est ainsi que Dieu le Père prend fréquemment les traits et attributs, agrémentés d’une croix discrète de Takemikazuchi, le dieu shinto du tonnerre, ou de Izanagi, la divinité créatrice du monde, tandis que le Christ adopte le visage de Ta-no-Kami, le dieu des paysans et du riz, une figure familière aux communautés rurales, ou celui de Ebisu, le dieu des pêcheurs, toujours représenté avec un poisson. La Vierge Marie, particulièrement populaire parmi ces chrétiens clandestins est souvent représentée avec le visage de la déesse bouddhiste de la miséricorde, Kannon, ou de celle des enfants morts-nés, Jizō. Elles sont fréquemment représentées avec un enfant dans les bras, ou avec un panier de poissons à leurs pieds.

Evidemment, l’isolement de ces groupes coupés de toute hiérarchie religieuse, dont la foi se nourrit de textes appris par cœur et dans des langues qui leur sont étrangères, est propice à l’apparition, ici et là de quelques hétérodoxies… Une des plus répandues (mais pas toujours) étant que Dieu a finalement pardonné à Adam et Eve. Ces populations, baignées de culture shinto qui ignore la culpabilité, sont en effet imperméables à la notion de péché originel. Allant plus loin, quelques groupes imagineront même que Dieu a probablement épargné son fils, puisque finalement, il n’y avait pas de fautes à racheter…

Enfin, un des aspects marquants de la liturgie des chrétiens cachés est l’existence, en plus de la figure du prêtre, d’un autre personnage incontournable : le guetteur. Au sein de groupes vivant dans une clandestinité permanente, exposés au risque constant de dénonciations et d’arrestations, la présence d’un guetteur, visant à assurer la sécurité de la cérémonie, était probablement toute aussi importante que celle d’un officiant.

La fidélité et la foi

L’aspect le plus déroutant de cette survivance réside dans son maintien, même après la fin des persécutions et lors de l’ouverture des frontières du Japon. En effet, les deux tiers environ des quelque 30 000 chrétiens cachés recensés à l’époque se sont ralliés aux églises chrétiennes à nouveau autorisées. Les autres, connus depuis sous le nom de « chrétiens séparés » (Hanare kirishitan), ne se sont certainement pas sentis à l’aise dans ces nouvelles communautés religieuses ouvertes et missionnaires. Peut-être aussi que les écarts liturgiques, le syncrétisme qui avait teinté les croyances et les pratiques ainsi que le goût, forcé, du secret, rendaient le ralliement de beaucoup impossible.

Absorbés par la vie trépidante du Japon moderne, les derniers groupes de Hanare kirishitan tendent à disparaître, encore qu’une communauté non encore identifiée ait été découverte dans les années 1990 sur les iles Gotō, ses membres sortant ainsi de la clandestinité plus de 100 ans après la fin des persécutions. Il faut noter, là aussi contre toute attente, que la figure du « guetteur » avait été maintenue.

Réduits à quelques centaines de pratiquants, certainement pas plus de 2 ou 3000 sur l’ensemble de l’archipel nippon, ils incarnent à leur manière une tradition oubliée et marginale du christianisme, qui n’est pas sans rappeler celle de la « petite Eglise » en France et en Belgique. Il arrive parfois que seule la fidélité fasse encore sens.

Sylvain Roussillon

Article paru dans le n° 20 de Zentromag.