En avril 2023, la démographie de l’Inde a dépassé celle de la République populaire de Chine, faisant de l’Hindoustan, avec ses 1 milliard 425 millions d’habitants, l’état le plus peuplé du monde. Pour autant, le sous-continent indien reste, au-delà des clichés, très largement méconnu des Européens. En 2014, l’arrivée au pouvoir de Narendra Modi, et l’émergence d’un « nationalisme hindou », sont surtout apparus comme un exotisme de plus dans un pays dont la culture nous est si lointaine. La péninsule indienne abrite pourtant sur son territoire la plus importante organisation issue de la mouvance fasciste.
Fondé en 1925 à l’imitation des faisceaux mussoliniens, le Rashtriya Swayamsevak Sangh, littéralement « l’Organisation volontaire nationale », est, à ce jour, la seule formation politique fasciste, ou fascisante, de masse. Avec plus de 6 millions d’adhérents, répartis dans plus de 83 000 sections, et des « ambassades » dans 33 pays, ce mouvement est un incontournable de la vie politique indienne.
Shiva et Mazzini
Son fondateur, Keshav Baliram Hedgewar, un médecin de Nagpur, une ville de l’ouest du pays, est initialement un militant du Parti du Congrès, créé en 1885, principale organisation indépendantiste du moment. Il appartient à l’opposition interne au mahatma Gandhi, lequel prend la direction du parti en décembre 1921. Fin connaisseur de l’histoire européenne, K.B. Hedgewar est un grand admirateur des révolutionnaires italiens du XIXème siècle, et notamment de Mazzini. Pour lui, la stratégie pacifiste initiée par Gandhi est une erreur stratégique. C’est l’action militante, voire militaire, d’une élite révolutionnaire, qui seule peut faire bouger les choses.
Par ailleurs, la communauté musulmane du sous-continent indien, est en pleine ébullition. Un « mouvement du Califat », prônant la mise en place d’un panislamisme et, à terme, la sécession des régions à majorité musulmane, voit le jour en 1919. Or, tandis que Gandhi tente de négocier avec les partisans de l’Islam, une partie du mouvement nationaliste indien se braque contre ce courant qui nuit à l’homogénéité des revendications indépendantistes et menace l’unité du futur pays.
L’écrivain nationaliste Vinayak Damodar Savarkar publie alors, en 1923, un essai, intitulé Essentials of Hindutva. Le concept d’Hindutva, que l’on peut essayer de traduire par le terme « hindouité », entend redéfinir le nationalisme indien sur la base d’un hindouisme qui ne serait pas religieux, mais culturel et communautaire. Seuls sont donc Indiens, pour ces néo-nationalistes, ceux qui acceptent entièrement l’héritage hindouiste du pays, faisant passer leurs idées religieuses au second plan de la tradition. Si cela ne pose pas de problème pour les tenants des religions dharmiques que sont les hindouistes, les bouddhistes, les sikhs et les jaïns, qui partagent toutes une même vision cosmique (le Dharma), il n’en va pas de même pour les autres. Alors que le christianisme, très minoritaire dans toute l’Inde, est assez peu concerné, l’Islam, qui véhicule son propre modèle spirituel et temporel, apparait peu conciliable avec l’Hindutva. Soulignons que ce concept, tel qu’il sera professé ultérieurement, implique le dépassement des castes.
Dans l’ombre des faisceaux
En 1925, K.B. Hedgewar fonde donc un nouveau mouvement nationaliste, le Rashtriya Swayamsevak Sangh (RSS). Le groupe connait son baptême du feu lors des émeutes de Nagpur qui éclatent début septembre 1927 entre musulmans et hindous. Le RSS, qui a mobilisé en urgence plusieurs milliers de militants pour assurer la protection des quartiers hindous, fait alors figure de protecteur de sa communauté. Une nouvelle influence va alors peser sur la jeune organisation. Le mentor de K.B. Hedgewar au sein du Parti du Congrès, Balakrishna Shivram Moonje, est en effet un grand admirateur de Mussolini et de sa Marche sur Rome. Il se rend d’ailleurs en Italie et rencontre le Duce. En outre, il entretiendra jusqu’à sa mort, en 1948, une correspondance amicale et suivie avec le fasciste orientaliste, et converti au bouddhisme, Giuseppe Tucci.
L’expérience italienne de B. S. Moonje qui, en plus de sa rencontre avec Mussolini, a assisté à des manœuvres de la milice et visité des écoles du Parti fasciste, entraîne une militarisation rapide du RSS avec chemise blanche, pantalon ou short kaki et calot noir. Ses hommes sont armés de bâtons de bambou, de dagues, de javelots et de sabres. Le parti adopte comme étendard le drapeau safran (Bhagwa Dhwaj) de Shivaji Maharaj, fondateur en 1674 de l’empire marathe, et cela de préférence au futur pavillon national tricolore du Parti du congrès.
La montée en puissance du nazisme en Allemagne, sous le signe de la svastika, un vieux symbole hindou très présent dans le Dharma, suscite beaucoup d’intérêt et de curiosité dans les rangs du RSS.
L’arrivée d’Hitler au pouvoir, entraîne, de la part de K.B. Hedgewar, quelques évolutions idéologiques sensibles. Tout en continuant à revendiquer l’héritage héroïque et guerrier des Marathes, le RSS se penche en effet sur le passé indo-aryen du sous-continent indien, affichant pour l’occasion un nordicisme assez inattendu. Certains secteurs du mouvement vont alors affirmer la supériorité intellectuelle et morale des peuples indo-aryens et himalayens du nord sur les populations dravidiennes du sud de l’Inde. Après la Seconde guerre mondiale, le mouvement reviendra sur des positions idéologiques moins anti-sudistes, mais il est à noter que c’est encore dans les provinces méridionales que les nationalistes de Narendra Modi réalisent aujourd’hui leurs plus mauvais résultats électoraux.
Attentisme ou résistance
Assez curieusement, le RSS reste d’une fidélité exemplaire à l’égard de l’occupant britannique durant la Seconde guerre mondiale. En revanche, la collaboration indienne avec le Japon et la création d’une Armée nationale indienne (Azad Hind Fauj), ainsi qu’avec l’Allemagne avec le recrutement d’une Légion indienne (Indische Freiwilligen-Legion der Waffen-SS) ou l’Italie avec un très symbolique Battaglione Azad Hindoustan, n’est pas l’œuvre des fascistes hindous, mais de l’aile gauche du Parti du Congrès. L’initiateur de cette collaboration armée, Subhas Chandra Bose, a en effet présidé le parti en 1938, après avoir battu les modérés, partisans de Gandhi, avant de fonder, en 1939, son propre mouvement, marxiste et anti-impérialiste, le Bloc d’Avance de l’Inde. Entendant profiter de l’état de guerre pour favoriser l’indépendance de l’Inde, il se rend à Berlin, en 1941, où il rencontre Himmler puis Hitler. Il trouve la mort en 1945, à bord d’un avion japonais. Son héritage politique reste, aujourd’hui encore, incarné par les partis marxistes et révolutionnaires indiens.
Si le RSS espérait que son attitude loyale à l’égard de l’occupant britannique allait servir ses intérêt, il déchante vite à la fin de la guerre. C’est en effet le Parti du Congrès, qui avec son mouvement de désobéissance civile, Quit India, lancé par Gandhi en 1942, apparait comme le principal champion de l’indépendance. Celle-ci est d’ailleurs acquise en 1947, après la partition des deux territoires majoritairement musulman que sont le Pakistan et le Bengladesh. Ces séparations engendrent une remobilisation des milieux nationalistes radicaux indiens, et notamment du RSS. Selon eux, le Parti du Congrès s’est montré bien trop conciliant à l’égard de la Ligue Musulmane. Le 30 janvier 1948, Gandhi, dénoncé comme traître, est abattu par Nathuram Godse, militant du RSS depuis 1932.
La Famille
Interdit jusqu’en juillet 1949, le mouvement entreprend alors de se réorganiser afin de pénétrer plus efficacement tous les secteurs de la société indienne. C’est ainsi qu’au fil des années, près d’une cinquantaine d’associations, de groupes, de mouvements sont venus constituer la Sangh Parivar, littéralement la « Famille du RSS ».
Le RSS, bien installé au centre de cette nébuleuse aux allures de contre-société, dispose d’un syndicat de travailleurs (10 millions d’adhérents), d’un syndicat agricole (8 millions d’adhérents), de syndicats de cheminots, de pêcheurs, d’enseignants, d’avocats, de médecins, d’étudiants, d’artistes (le Sanskar Bharti, qui dispose de 90 000 adhérents répartis dans 1200 sections). Il existe en outre des associations qui œuvrent sur le plan économique, mettant en avant la préférence nationale, mais aussi la sauvegarde du patrimoine et de l’écologie en privilégiant un développement industriel à petite échelle, au point que le RSS apparait plus en pointe sur le sujet que les écologistes indiens. Il est évidemment très actif dans le domaine social, avec des associations pour les handicapés, les enfants abandonnés, les paysans pauvres. Une mission médicale, forte de 1,7 millions de membres, gère des dispensaires et des hôpitaux locaux. A tout cela viennent s’ajouter des associations religieuses, éducatives, culturelles, linguistiques, des mouvements civiques et d’anciens militaires, ainsi que des cercles de réflexion sur tous les sujets de la vie indienne. Il existe même une association de musulmans souscrivant aux valeurs du RSS, le Front national des musulmans.
Cependant, le rouage le plus célèbre de la Sangh Parivar est probablement sa branche politique, le Bharatiya Janata Party, Parti indien du peuple. C’est d’ailleurs sur une décision des instances du RSS qu’en 1985, Narendra Modi a été affecté à la direction du parti.
Que l’on ne s’y trompe pas, le RSS n’est pas le bras armé du BJP. C’est ce dernier qui est la branche politique du RSS, suivant en cela un modèle organisationnel inédit.
R&A, n° 79