Quoi de commun entre François Mitterrand, Patti Smith, le scénariste Alejandro Jodorowsky, les Beatles, Marylin Manson et Henri Cartier-Bresson ? Pas grand-chose, sinon un homme, René Daumal, et un livre inachevé, Le Mont Analogue.
Les « Phrères simplistes »
Fils d’un instituteur devenu fonctionnaire des Finances, René Daumal nait en 1908 à Boulzicourt dans les Ardennes. Elève au Lycée des Bons-Enfants à Reims, en 1923, il forme avec trois de ses condisciples, Roger Vaillant, Roger Gilbert-Lecomte et Robert Meyrat, une sorte de société secrète, les « Phrères simplistes ». Très influencé par Alfred Jarry, et un autre natif des Ardennes, Arthur Rimbaud, le groupe recherche « l’immense dérèglement raisonné de tous les sens ». Ensemble, ils expérimentent le tabac, la caféine à haute dose, la privation de sommeil, l’alcool, les drogues et même, semble-t-il, la roulette russe. « Nous sommes des enfants, et comme les petits enfants, simples et ignorants, nous possédons la vraie connaissance » se justifie Daumal.
Une intoxication volontaire au tétrachlorométhane qui le conduit au seuil du comas, l’amène cependant à s’interroger sur le sens métaphysique de sa vie, sur l’absence de dimension spirituelle de son existence. C’est une préoccupation qui ira grandissante.
Le Grand Jeu
Monté à Paris pour faire son hypokhâgne à Henri-IV, il est élève, avec Simone Weil, du philosophe Alain. Une certaine complicité unit alors les deux étudiants. Dans sa quête d’absolu, René Daumal, qui se fait appeler « Re-né » depuis son expérience de « mort imminente » au tétrachlorométhane, se passionne pour l’Inde et ses textes sacrés, et décide d’apprendre le sanskrit. Il en tirera plus tard un précis intitulé La langue sanskrite – Grammaire, Poésie, Théâtre.
En 1928, avec deux de ses anciens complices des « Phrères simplistes », Robert Meyrat étant resté à Reims, il fonde le « Simplisme » autour d’une revue dédiée, Le Grand Jeu. « Le Grand Jeu est irrémédiable ; il ne se joue qu’une fois. Nous voulons le jouer à tous les instants de notre vie. »
Le clan, que la musicienne Patti Smith qualifiera plus tard de « premier groupe punk », s’étoffe doucement. Bien que largement inspiré par le surréalisme, il finit par prendre ses distances avec ce dernier lorsqu’André Breton se rapproche de la revue Clarté et des communistes, lui reprochant de sacrifier son caractère expérimental à un alignement idéologique. La crise éclate franchement lorsque l’écrivain serbe Monny de Boully quitte les rangs surréalistes pour rejoindre la petite équipe du Grand Jeu. Furieux, le 11 mars 1929, André Breton tente d’instruire une sorte de procès stalinien contre la jeune équipe. René Daumal lui répond avec beaucoup de hauteur : « Pour une fois, vous avez devant vous des hommes qui, se tenant à l’écart de vous, vous critiquant même souvent avec sévérité, ne vont pas pour cela vous insulter à tort et à travers […] Prenez garde, André Breton, de figurer plus tard dans les manuels d’histoire littéraire, alors que si nous briguions quelque honneur, ce serait celui d’être inscrits pour la postérité dans l’histoire des cataclysmes ».
Le groupe va continuer son activité, basée sur sa revue, des conférences, des expositions, jusqu’en 1932, date à laquelle il se sépare. L’origine de la rupture est essentiellement due au départ de Daumal, de plus en plus aspiré par ses préoccupations spirituelles. Depuis 1930 en effet, il est en relation avec l’antiquaire Alexandre de Salzmann, disciple de Georges Gurdjieff, un mystique et occultiste d’origine arméno-russe.
Le salut par les lettres
Après avoir été attaché de presse du danseur indien Uday Shankar, pendant quelques mois, lors de sa tournée aux Etats-Unis, Daumal rentre en France en 1933. Il vit, ou survit alors d’expédients, tel que des traductions, en anglais et en sanskrit, ou des articles, notamment pour la NRF.
Son premier ouvrage, Le Contre-Ciel, est publié en 1936. Il s’agit d’un recueil de poésies, assez sombres, qui est bien accueilli par la critique : « Je vais faire un poème sur la guerre. Ce ne sera peut-être pas un vrai poème, mais ce sera sur une vraie guerre ».
En 1938 parait son premier roman, La Grande Beuverie. Dans cette œuvre drolatique et volontairement irréaliste, l’auteur visite une Jérusalem contre-céleste où artistes, scientifiques, faux sages s’enivrent de paradis artificiels. « Alors que la philosophie enseigne comment l’homme prétend penser, la beuverie montre comment il pense ».
Mais son incontestable chef-d’œuvre reste Le Mont Analogue, rédigé entre 1939 et 1944. Présenté comme un récit de voyage, ce « roman d’aventures alpines, non euclidiennes et symboliquement authentiques » adopte une structure assez vernienne, qui n’est pas sans rappeler certains des Voyages extraordinaires. Il met en scène un groupe d’alpinistes qui mène une expédition vers une montagne rendue invisible par une courbure de l’espace. Son ascension est l’occasion d’une odyssée initiatique et spirituelle : « Souvent, d’ailleurs, aux moments difficiles, tu te surprendras à parler à la montagne, tantôt la flattant, tantôt l’insultant, tantôt promettant, tantôt menaçant ; et il te semblera que la montagne répond, si tu lui as parlé comme il fallait, en s’adoucissant, en se soumettant. Ne te méprise pas pour cela, n’aie pas honte de te conduire comme ces hommes que nos savants appellent des primitifs et des animistes. Sache seulement, lorsque tu te rappelles ensuite ces moments-là, que ton dialogue avec la nature n’était que l’image, hors de toi, d’un dialogue qui se faisait au-dedans. »
Ce texte paraît en 1952, sept ans après la mort de son auteur, grâce à la ténacité de sa veuve, Véra. Son succès, modeste, ne s’est néanmoins jamais démenti depuis.
« Encore une fois, ne médisons pas de ces gens qui, découragés par les difficultés de l’ascension, se sont installés sur le rivage et en basse montagne et s’y sont fait leur petite vie ; leurs enfants, au moins, grâce à eux, grâce aux premiers efforts qu’ils ont faits pour venir jusqu’ici, n’ont pas ce voyage à faire. Ils naissent sur le rivage même du Mont Analogue, moins soumis aux néfastes influences des cultures dégénérées qui fleurissent nos continents, en contact avec les hommes de la montagne, et prêts, si le désir en eux se lève et si l’intelligence s’éveille, à entreprendre le grand voyage à partir du lieu où leurs parents l’ont abandonné. »
La liste, non exhaustive, de ses lecteurs et admirateurs, évoquées en introduction de cet article, est une maigre illustration de la portée de ce roman. Evoquons le cas de François Mittérand. C’est en mai 1968 que le futur Président découvre ce roman. Il est alors à la croisée de plusieurs chemins. Sur le plan politique, son avenir semble bouché, coincé entre une jeunesse qui rêve de radicalité et une majorité silencieuse qui exige un retour au calme et à l’ordre. Mais c’est probablement sur le plan sentimental qu’il est alors le plus déstabilisé. Si on en croit les Lettres à Anne, publiées en 2016, sa liaison avec Anne Pingeot bat de l’aile. Et c’est alors qu’il dévore l’ouvrage de Daumal, dont il va, en un sens, se servir pour reconquérir sa maîtresse : « Je t’écris étendu sur la brouette, me servant du Mont Analogue pour pupitre », note-t-il. « Je suis accroché. Je crois que tu le seras. »
Trois jours plus tard, nouveau courrier : « J’ai fini Le Mont Analogue. C’est un chef-d’œuvre qui eût été une œuvre majeure de notre littérature si Daumal n’était mort avant d’avoir achevé le cinquième chapitre. Je l’apporterai pour que tu le lises à Gordes ».
Les abîmes
La fin de la vie de René Daumal est placée sous le signe de multiples difficultés. Sans véritable domicile fixe, vivotant de quelques travaux littéraires, notamment chez Denoël, il survit surtout grâce à la générosité de quelques amis. Il découvre par ailleurs qu’il est atteint de tuberculose, probablement aggravée par ses excès de jeunesse. En 1940, il épouse Véra Milanova, de confession juive, ce qui contraint le couple à se montrer extrêmement discret, surtout dans des conditions matérielles toujours plus tragiques. De plus en plus malade, incapable de se lever, il décède le 21 mai 1944, à l’âge de 36 ans, sans avoir connu la célébrité de son vivant.
Paru dans le n° 44 de Livr’Arbitre